A la montagne on chante. Ailleurs la transmission familiale semble s’être interrompue brusquement, mais les montagnards gardent des racines très profondes qui, bien que rapetissées par la modernité, constituent un fil direct avec le passé. Il faut préciser, de plus, que cet amour pour le chant semble être un élément commun et un trait unificateur pour les milliers de variantes culturelles qui caractérisent les civilisations des peuples de toutes les montagnes du monde. Chacun a ses sonorités et sa langue, mais le chant a par sa nature une double valeur: il renforce la conscience de la collectivité et il permet à l’individu, à travers le refrain d’une chanson, d’affronter la solitude. Dans les vastes espaces de montagne, aussi bien pour le petit nombre d’habitants qui rendait plus rares les rencontres que pour la nature solitaire de la grande partie des activités agricoles, de l’élevage du bétail et des travaux artisanaux, le chant pouvait être une consolation et en même temps un exercice pour la mémoire, dans le contexte d’une connaissance qui se transmettait avant tout oralement, pensons au franco-provençal. J’ai toujours pensé que les jeux de l’écho et les voix qui résonnaient entre les vallées - comme nous le voyons dans les jodel du Tyrol - rappelaient des moyens de communication du passé.
Les montagnards ont transposé leurs chants, comme le démontrent les groupes des chasseurs alpins, dans les scénarios terribles des Guerres mondiales du siècle dernier, lorsque le service militaire obligatoire et la guerre ont fait du chant des montagnards - des deux côtés de la tranchée - un moment d’expression chorale des sentiments: l’appartenance, le regret, la douleur, la joie. Une sorte de baume qui caressait les blessures morales des milliers de jeunes qui avaient du abandonner leur familles et leurs maisons en devenant - avec peur, douleur et mort - la chair à canon des gouvernants et des généraux. Tout cela au nom de valeurs et rhétorique, qui se retrouvent dans quelques uns des chants des alpins et qui sont adoucit par les souvenirs de l’amour et de la famille et même, parfois, rendus plus irrévérents par un esprit plus libertin. Le chant donc est l’expression profonde des pièges d’un monde dans lequel les chansons de succès - surtout en anglais et imposées par un petit nombre de maisons discographiques multinationales - traversent le globe en un clin d’oeil et s’imposent partout, grâce aux nouveaux media et à Internet qui permet à chacun de nous de trouver et d’écouter la musique qu’il préfère, sans intermédiaires. Et voilà les jeunes du monde entier se promener avec leurs auriculaires, sans jamais les quitter, pour écouter les chansons comprimées dans les bytes des appareils numériques. Mais le chant des montagnards résiste. En comptant nos choeurs et nos chantres on pourrait former un groupe qui prendrait une bonne partie du pré de Saint Ours à Cogne ou de celui de Montfleury à Aoste. Mais cela, par bonheur, semble arriver même dans d’autres massifs, plus ou moins proches. Il y a quelques temps, en Auvergne, dans le Cantal sur le Massif Central, un petit choeur d’hommes a animé le dîner avec un riche répertoire fait de sonorités connues et originales, joyeuses et tristes. Les montagnards de toute la France étaient présents et après le repas en une sorte de bataille pacifique, les langues profondes de l’hexagone, qui n’ont jamais été effacées par le français, ont commencé à se lever des différentes tables. Des chants de tous les genres ont résonné dans l’ancien salon d’un palais nobiliaire, dans une kermesse où les sons semblaient être les couleurs et les fleurs d’un merveilleux pré. Le clou de la soirée a été "Se chanto" (c’est ainsi qu’on l’appelle au Piémont, alors qu’il me semble qu’ils l’aient appelé “Se canti”), le chant nostalgique des Occitans, où qu’ils soient. Le final a été un "Montagnes Pyrénées" (je crois qu’elle s’appelle "La Tyrolienne des Pyrénées") qui m’a confirmé l’originalité de notre variante "Montagnes valdôtaines", qui est maintenant l’hymne officiel de notre Vallée: nous ne devons pas avoir de complexes à la chanter avec le riche répertoire que nos aïeux nous ont légué.